Inside FARE : Structurer une Marque de Mode Responsable au Bénin
Une conversation avec le fondateur Peter Toni-Basengula
« Il nous manque vraiment ce lieu où on pourrait avoir un brassage de communautés, un espace où on pourrait se rencontrer, collaborer, créer ensemble. »
Peter Toni-Basengula ne se contente pas de construire une marque de mode responsable au Bénin. Il tente de bâtir l'écosystème autour. Dans un pays où le gouvernement investit considérablement dans la visibilité culturelle mais où l'infrastructure créative se structure encore, FARE incarne à la fois la promesse et les défis de structurer une marque au Bénin avec ses propres moyens.
Courtesy of Peter Toni-Basengula.
Une volonté institutionnelle de promouvoir les arts et la culture
La 7e édition du "Mois de la Mode" se clôturait le 26 juillet dernier à Cotonou sur l'attendu défilé "La Nuit de la Mode". De Cotonou à Paris, le retentissement ne s'est pas fait attendre. Organisée par le Ministère du Tourisme, de la Culture et des Arts du Bénin, à travers son Agence de Développement des Arts et de la Culture (ADAC), cette édition se voulait forte et impactante. « La mode, aujourd'hui, ne se réduit plus à l'art de vêtir. Elle est un langage universel, un levier d'influence et un miroir fidèle de notre humanité », disait le Ministre Jean-Michel Abimbola lors du lancement.
La stratégie porte ses fruits : de l'exposition universelle à Osaka à l'acquisition médiatisée de la citoyenneté béninoise par l'artiste américaine Ciara, en passant par une participation remarquée à la New York Fashion Week, le Bénin se positionne avec succès comme carrefour culturel incontournable.
D'Accra à Paris, nombreux sont les experts des industries créatives qui aimeraient voir une telle vision se concrétiser à l'échelle de chaque nation africaine. Le fondateur du magazine Debonair Afrik, Emmanuel Ekuban, l'a récemment exprimé dans un appel aux institutions ghanéennes, tandis que Nelly Wandji, fondatrice de Moonlook Africa, identifie souvent l'engagement des gouvernements comme un défi majeur pour le développement des talents créatifs africains.
Une marque émergente dont l'engagement grandit et s'affirme
Parmi les créateurs qui ont défilé ce soir-là au Sofitel Cotonou, Peter Toni-Basengula, fondateur de FARE, a fait sensation. « Une marque qui a de l'esprit », soulignait Jerry Sinclair, directeur artistique du défilé, dans un débriefing avec le média Cotonou Boy Show.
Lancée en 2020 comme projet expérimental pendant ses études d'UX designer au hub d’innovation Sèmè City, FARE présentait sa collection dans le cadre de l'incubateur FLY (Fashion Led by Youth), né d'un partenariat stratégique entre Sèmè City et l'Institut Français de la Mode.
Nous suivons le parcours de FARE depuis ses premières collections. À l'occasion de notre pop-up Taking Up Space dédié à la mode responsable, Peter revient sur le pivot du deadstock vers la valorisation de l'artisanat, l'impact du programme FLY, et ce qui manque encore à la scène créative béninoise.
Courtesy of Peter Toni-Basengula.
Trois ans de recherche et développement
FARE a vécu de nombreux moments marquants entre 2024 et 2025, comme votre participation au programme d'incubation FLY. Mais ta marque se fait remarquer depuis 2020. Comment se sont passées ces premières années ?
Entre 2020 et 2023, FARE n'était pour moi qu'un projet que je développais en parallèle de mes études. Ces trois années étaient vraiment axées sur la R&D : notre positionnement, l'offre produit, comprendre si on répondait à un besoin réel. On créait des collections test pour rencontrer notre clientèle, identifier leurs besoins et s'assurer qu'on pouvait y répondre. Ces trois ans ont permis de nourrir la vision, définir nos valeurs et clarifier la suite.
2024 a tout accéléré. Je suis devenu plus présent sur la marque. On voulait faire une mode qui place l’humain, la nature et la mémoire culturelle au cœur de notre création — enracinée au Bénin mais ouverte sur le monde. On est entrés en distribution de manière plus permanente et on a participé à plus d'événements.
L'ancrage dans l'héritage culturel béninois est désormais un pilier clé. Qu'est-ce qui a motivé ce choix ?
Je suis moi-même habité par différentes cultures. Né en République démocratique du Congo mais bercé par la culture béninoise. Le concept a toujours été de promouvoir une mode responsable en mettant en avant nos propres codes, inspirés de mon environnement quotidien : une personne dans la rue, l'œuvre d'un artiste contemporain, béninois ou non.
Le volet culturel n'est pas cliché parce que mes influences sont multiples. On ajoute toujours une touche spéciale — une illustration, un message — dans laquelle les Béninois se reconnaissent. On veut leur parler tout en ayant une vision globale pour toucher un public plus large.
Et les valeurs de durabilité ?
Le message de FARE, c'est de se reconnecter à l'essentiel. Il y a eu une époque où les tissus avaient une grande valeur. Les artisans étaient les gardiens de leurs significations. Puis l'industrialisation a provoqué cette rupture avec l'artisanat, le travail de la main. Aujourd'hui, beaucoup consomment sans se soucier de l'origine ou des conditions de fabrication. Le message de FARE est de reconnecter le vêtement à l'essentiel—respecter le travail de la main à travers des pièces simples. C'est inviter chacun à questionner sa façon de consommer. Un besoin de sensibiliser et partager.
“Le message de FARE est de reconnecter le vêtement à l’essentiel—respecter le travail de la main à travers des pièces simples. C’est inviter chacun à questionner sa façon de consommer.”
De l'artisan au client : une production repensée
Comment cette approche se traduit-elle concrètement dans votre production ?
Notre production est 100% locale, en quantités limitées pour éviter l'excès de stock. Une collection est une collaboration avec nos artisans, nos ateliers, nos distributeurs. Je sensibilise tous ces collaborateurs sur nos valeurs pour qu'ils comprennent notre vision.
Pour moi, les ateliers sont des espaces de renaissance et de transmission. On collabore avec des artisans à Cotonou pour la teinture végétale à l'indigo et le batik, avec une coopérative de femmes à Natitingou qui produisent du coton bio tissé, et avec la lignée des tisserands du roi Agonglo à Abomey. Ces choix valorisent le savoir-faire artisanal et inscrivent cet héritage textile dans une esthétique contemporaine.
Cela apporte aussi une certaine exclusivité à nos clients. Ils savent que les pièces FARE sont uniques et ne sont pas disponibles en grandes quantités longtemps. L'acte d'achat devient alors une philosophie à laquelle notre clientèle adhère.
Courtesy of Peter Toni-Basengula.
Quand l'UX design rencontre la mode
Tu continues la direction artistique tout en étant UX designer. Comment ces rôles s'expriment-ils dans FARE ?
Je fais toujours de la direction artistique, mais je suis plus sélectif pour optimiser mon temps. Par exemple, avec des amis, on construit une communauté de créatifs au Bénin. Récemment, on a aussi collaboré avec le Vodun Bar pour leur premier anniversaire — une capsule exclusive avec deux tissus inspirés de la religion Vodoun. Une façon de célébrer cette adresse culturelle importante.
Ma méthodologie autour de FARE est complètement basée sur le design thinking. D’abord la phase de recherche, puis les collections sont abordées comme des thèmes répondant à une problématique. Ça nous assure qu'on répond à un besoin client. Comme les besoins évoluent, on prend en compte les retours pour adapter nos produits, on anticipe les besoins futurs et on grandit avec notre clientèle.
Peux-tu donner un exemple concret de cette évolution ?
L'expérimentation a commencé avec le concept store Vestiaire Original où on a fait nos premiers pop-ups. FARE avait commencé avec du deadstock et de la seconde main. Mais les retours clients ont révélé que certaines matières n'étaient pas adaptées au climat béninois — trop lourdes — ou que la seconde main n'était pas bien perçue ici. Ces remarques m'ont poussé à réfléchir : comment rester durable avec de nouvelles matières ? On s'est alors lancés dans nos propres imprimés et teintures en s'appuyant sur la production locale de coton.
Cette année, on a réalisé des t-shirts durables. Je voulais qu'ils soient durables à 100%, mais on a atteint environ 70% parce que le coton qu'on a utilisé n'est pas disponible au Bénin. J'ai dû m'approvisionner au Nigeria. On l'a teint à l'indigo végétal à Cotonou et tout a été assemblé de A à Z avec un atelier partenaire à Calavi.
Au-delà de l'indigo, on a récemment commencé à travailler avec de la teinture au curcuma. Ce n'est pas encore totalement maîtrisé par nos artisans, donc on est toujours en recherche.
“Ma méthodologie autour de FARE est complètement basée sur le design thinking. D’abord la phase de recherche, puis les collections sont abordées comme des thèmes répondant à une problématique.”
L'impact du programme FLY
FARE a fait partie du programme d’incubation FLY entre l'IFM et Sèmè City. Quel impact a-t-il eu ?
FLY m'a permis de comprendre l'aspect business d’une marque. Avant le programme, la créativité prenait le dessus sur tout. La vision créative est essentielle, mais savoir construire une entreprise viable l'est tout autant. FLY m'a donné des outils pour structurer et développer le projet. Avant, j'avais passé trois ans à apprendre seul. Les experts du programme ont accéléré cet apprentissage en un an. Le fait d'avoir déjà un historique m'a permis de soumettre des problèmes à des experts et d'obtenir des pistes de solutions.
Aujourd'hui, en plus des ateliers et communautés d'artisans avec qui je travaille, j'ai une équipe de trois personnes. Je gère la production, les fournisseurs et la distribution avec mon frère. Et on a aussi commencé à travailler avec une agence de RP indépendante pour les relations publiques et la communication.
Courtesy of Peter Toni-Basengula.
Ce qui manque encore à la scène béninoise
Comment FARE s'inscrit-elle dans l'espace créatif béninois ? Comment l'as-tu vu évoluer ?
Depuis 2020, le Bénin a énormément évolué culturellement et créativement. Mais on n'a pas encore une scène aussi active que le Nigeria, le Ghana ou la Côte d'Ivoire. On n'a pas cette notion de collaboration autour du comment travailler ensemble. Mais le besoin est là, et les choses se mettent en place petit à petit.
FARE a toujours été un écosystème collaboratif. Je m'entoure d'amis et créatifs dont j'apprécie le travail ou qui partagent notre vision. Je travaille facilement avec différents photographes, directeurs artistiques parce que chacun a une pierre à apporter à l'édifice. Récemment, on a commencé à soutenir quelques communautés à travers notre réseau. Il y a Koffi Nation qui commence vraiment à avoir un impact — ils organisent des jam sessions, des pop-ups dans des lieux insolites. On a aussi soutenu Convergence Créative qui offre des opportunités aux communautés créatives en zones rurales.
Je crois vraiment qu'on a besoin d'une communauté pour avancer plus vite.
Que dirais-tu qu'il manque encore par rapport aux scènes voisines ?
Il nous manque vraiment ce lieu où on pourrait avoir un brassage de communautés, un espace pour se rencontrer, collaborer, créer ensemble. Il manque aussi un collectif fort de créatifs béninois. Très souvent, je vois que les activations dans l'environnement anglophone se font en groupe, pas en solo comme ici. Et ils se soutiennent les uns les autres. On devrait réfléchir dans ce sens.
Du côté des médias, les choses commencent à bouger. Barbès Magazine s'est installé ici. Les efforts du gouvernement portent leurs fruits. Les Béninois de la diaspora comprennent qu'il est temps de rentrer, de lancer des projets. Je suis optimiste. Dans un an ou deux, il y aura encore plus d'initiatives bénéfiques pour la communauté créative.
Courtesy of Peter Toni-Basengula.
On a vu le buzz autour de Ciara ou Lauryn Hill en visite, notamment avec le centre Eya visible à l'international à travers son festival We Love Eya. Comment ressens-tu l'impact de ces opérations ?
Les yeux du monde sont sur le Bénin en ce moment. Mais certaines personnes ne savent pas encore comment venir s'établir ici. Le fait qu'il manque des collectifs ou communautés visibles à l'international rend la collaboration difficile avec les créatifs d'autres pays. Finalement, chacun est un peu dans son coin.
We Love Eya par exemple est un moment où différentes sphères sont de passage à Cotonou. On rencontre du monde, les opportunités s'ouvrent. L'année dernière, on a habillé ODUMODUBLVCK, l'un des plus grands artistes du Nigeria. L'opportunité est venue simplement : j'ai envoyé un message à un contact au Nigeria qui a rapidement contacté l'équipe de l'artiste. Ça montre qu'on peut facilement collaborer quand on connecte les uns avec les autres. Il faut créer plus de synergies.
On peut apprendre qu'une personnalité était de passage sans savoir où la croiser ou rencontrer. Sans contacts, c'est compliqué.
“FARE a toujours été un écosystème collaboratif. Je m’entoure d’amis et créatifs dont j’apprécie le travail ou qui partagent notre vision.”
Visibilité et responsabilité
Étant donné l'impact de la Nuit de la Mode, FARE est aujourd'hui vitrine de la créativité béninoise. Cette visibilité apporte-t-elle une responsabilité ?
Absolument ! On est lancés ! Il faut se structurer davantage. Avant, on pouvait avancer sans vraie stratégie. Mais maintenant que certaines personnes importantes nous regardent, on doit être responsables, rester constants et cohérents. La pression est réelle ! Mais on va travailler plus dur. Plus de visibilité signifie aussi plus de clients, donc plus de demandes et d'exigences.
Comment le vis-tu personnellement ?
Honnêtement, je suis très flatté. Je suis quelqu'un de très réservé. Quand je repense à mes débuts où FARE était juste un projet personnel et que je vois les opportunités qui se sont présentées, j'ai parfois du mal à y croire.
On se dit toujours qu'on pourrait faire mieux. Donc quand je reçois certains messages ou reconnaissances, je suis touché. C'est vraiment toute la force et le soutien autour de FARE qui me font y croire et vouloir aller au-delà. C'est pourquoi je dis toujours que FARE, ce n'est pas juste moi, mais toutes les personnes qui me soutiennent, qui achètent, qui envoient des messages d'encouragement. C'est toute cette énergie qui fait la marque.
Prochaines étapes : Abidjan, Lagos et plus encore
Que nous prépare FARE en ce moment ?
Je travaille à élargir notre distribution. On a plus de demandes au Bénin mais aussi dans la région. J'approche un nouveau marché : Abidjan. J'espère que le Nigeria suivra. J'aime tellement l'énergie créative de Lagos que ce serait une reconnaissance d'être distribué parmi toutes les belles marques qui existent là-bas. Alára serait le rêve ! J'aime aussi beaucoup Temple Muse.
À partir de l'année prochaine, je veux activer nos communautés en Europe. On a fait le test ensemble à Londres et c'était un succès ! Je veux continuer avec Amsterdam et Paris. Donc stay tuned.
L'approche de Peter Toni-Basengula avec FARE repose sur une méthode claire : écouter réellement les retours clients, s'appuyer sur les savoir-faire locaux, comprendre les réalités business d'une marque pérenne. Mais c'est aussi sa lucidité sur les manques—espaces de collaboration, collectifs visibles, synergies de groupe—qui marque. Il ne se contente pas de les souligner : il construit malgré eux.
Cette génération de créateurs n'attend pas les conditions parfaites. Elle construit l'infrastructure dont elle a besoin.
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